20. Plus jamais ça!

J’étais dans mon bureau et finissais de lire un article médical quand l’interphone a mis le feu aux poudres.

 

« Départ flash de deux équipes, Echirolles, adresse suivra. Plaies par arme blanche pour deux patients dont un en arrêt. »

 

Houlà ! Deux équipes !?

Julie, la régulatrice débutait dans ce métier.

Sophie, interne d’anesthésie en fin de cursus, en était à ses premières gardes de SMUR.

 

En préhospitalier les choses sont plus compliquées : pas de sénior ou de spécialiste sur lequel s’appuyer, des équipes mouvantes qu’il faut apprendre à gérer, pression sociale sur place, terrain accidenté versus milieu aseptisé hospitalier.

 

En rejoignant la régulation je dus me plaquer au mur pour laisser passer les 7 smuristes au départ : deux ambulanciers, deux infirmiers, deux toubibs et un externe. Quand j’entrais au Centre 15 mon bip sonnait « appel régulation ». Comme quoi j’avais bien fait de me déplacer…

 

Julie m’explique la situation : Echirolles (je connais, j’y ai grandi), parc Maurice Thorez (quartier calme mais proche de quartiers chauds), deux jeunes gens, rixe, grave, très grave, armes blanches, au moins un en ACR peut-être les deux.

Je prends ma décision :

  • Julie, j’y vais aussi, je passe récupérer du sang et je les rejoins !
  • Mais je fais quoi, moi, s’il y a une autre intervention ?
  • Tu m’appelles : il y a la radio et le téléphone de l’ambulance, j’ai mon portable et j’embarque une radio portable.

Passage à l’EFS (Etablissement Français du Sang) et on file sur les lieux.

Mon ambulancier et moi nous taisons : on part sur du lourd, très lourd…

 

Sur place il règne une ambiance bizarre.

J’en ai vu des lieux de drame, mais là, ce soir, la tension est palpable.

L’atmosphère est épaisse et sent mauvais.

La Grande Faucheuse est là, dans l’ombre…

Les gens que l’on croise semblent déboussolés, atterrés voire terrorisés.

 

Je trouve d’abord l’équipe de Sophie.

Ils ont ramené le blessé dans une ambulance des pompiers.

Je rentre. C’est le chantier.

Sophie tente d’intuber mais le patient est de guingois sur le brancard, je croise le regard de l’infirmière et je comprends que c’est compliqué. Elle essaie de poser une voie.

Du sang, il y en a partout.

Alors je m’impose, c’est mon job de « vieux de la vieille ».

Je file la poche de sang à Sophie et lui demande de faire le contrôle ultime avant transfusion. Un moyen de l’occuper sur une tache qu’elle connait et moi de prendre la main.

L’infirmière semble soulagée,  elle me montre le cathéter qu’elle tient : malgré ses années d’expérience elle n’a pas réussi à perfuser.

Le patient est exsangue, son cœur bat encore mais la fréquence ralentie.

Je prends le cathéter, le pose en jugulaire et on le verrouille : pas question de perdre cette si précieuse voie.

Avec l’ambulancier on replace le patient dans le brancard : la base.

Axe tête-cou-tronc respecté, l’intubation ne pose plus de problème. Je fixe la sonde et passe le relais à Sophie. Elle a repris pied, c’est parti, elle sait gérer, ses ordres fusent comme si rien ne s’était passé :

  • On branche la capnie, on transfuse, premier culot…

Je file au travers du parc. Jérémy et son équipe sont plus loin, avec les pompiers sous un lampadaire auprès de l’autre victime.

Toujours cette ambiance glauque.

Nos regards se croisent. C’est plié, il continue la réa mais on est d’accord, vu l’état clinique...

La faible lumière n’a pas gêné la Faucheuse.

 

D’un mouvement de tête il désigne l’ambulance.

Je réponds d’un clin d’œil.

Ce brin d’espoir semble le soulager.

 

Je retourne à l’ambulance, j’ouvre la porte : tout est en règle, Sophie gère à merveille.

Je n’ai plus rien à faire là.

 

Je rejoins mon ambulancier et lui dis : on rentre au PC.

Mon téléphone sonne : la régulation.

Au moins je n’aurais pas à composer le 15…

  • JP ?
  • Oui… ?
  • Vous partez sur Goncelin, plaie par arme à feu.

Comme quoi Julie avait raison de s’inquiéter !

 

Sophie et son équipe ont pu ramener le blessé au CHU.

Les anesthésistes et les chirurgiens ont pris le relais et se sont battus toute la nuit.

 

Mais ils lui avaient fait trop de mal ces enragés qui l’ont agressé et il est mort après des heures d’un combat acharné.

Il est parti rejoindre son copain de toujours et pour toujours.

 

De cette histoire Calogero a fait une chanson.

Le clip officiel* affiche près de 16 millions de vues.

Moi je n’ai jamais pu le regarder jusqu’au bout.

A la 6ème seconde on voit une tour au loin.

C’est vers là-bas que Calo et moi on a grandi, dans le même immeuble, moi au n°1, lui au 5.

Oh, on ne se côtoyait pas, à cette époque un plus jeune que soi de 8 ans, c’était trop d’écart.

Pourtant je me rappelle des mercredis quand sa mère l’amenait au solfège.

Elle l’appelait Charlie à l’époque et déjà il avait une oreille.

Après viendraient la voix, le talent et cette chanson.

 

Le clip de Calogero me ramène à trop de souvenirs de cette abominable soirée.

Alors quand la caméra rentre dans cette piscine où pendant 10 ans j’ai nagé (avec mon vieil ami Eric) et joué au water-polo, ça me ramène à cette intervention et j’arrête de regarder.

Et je me rappelle si bien de l’atmosphère de ce soir-là…

Et pourtant je ne saurais vous la décrire…

 

Alors comme Calo je me prends à espérer…

 

 

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 19 septembre 2018 à 21H36.

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