17. Docteur, vous m'avez rendue (à) ma fille !

Le régulateur avait fait le diagnostic au téléphone.

 

Une jambe dans le plâtre, elle est au sol, elle a un masque à haute concentration où l’oxygène fuse mais les pompiers n’arrivent pas à prendre sa tension ni à percevoir son pouls. Alors ils nous ont appelés.

 

Elle est jeune, elle est belle cette martiniquaise.

Son mari est à genoux à sa tête, il est dans l’autre sens pour pouvoir l‘embrasser et lui parler à l’oreille.

Il pleure.

Il sait que c’est grave.

Tu parles : une embolie pulmonaire.

 

Je l’examine et je confirme. Etat de choc gravissime : on la bouge, le cœur s’arrête. Rideau.

Alors je tente le tout pour le tout.

 

A cette époque la thrombolyse était encore une nouveauté.

On l’utilisait dans l’infarctus du myocarde, uniquement.

Alors je me dis : et pourquoi pas ?

 

L’infirmière n’a pas réussi à poser la voie veineuse et elle me regarde : c’est à moi de jouer.

 

J’ai toujours trouvé cela bizarre : les infirmières piquent plus souvent et mieux que nous, les toubibs. Mais quand elles n’y arrivent pas, elles nous passent la main.

 

Je m’agenouille auprès du mari : je vais tenter la jugulaire externe.

J’essaie de me concentrer mais ils sont là, juste à côté de moi.

 

Alors je les entends.

  • Mon amour, j’ai froid, je pars. Merci, merci pour ce bonheur, merci pour cette fille que tu m’as donnée.
  • Tais-toi, qu’est-ce que tu dis ? Ils vont te soigner ! Ils vont t’amener à l’hôpital et après tu vas guérir.
  • Non mon amour, je le sais. Je vais voir le Bon Dieu. Prends soin de Lydia…
  • Tu me promets, prends soin de Lydia.

 

Ils chuchotent mais je suis près, très près, trop près.

 

Comment se concentrer ? Elle meurt. Il pleure. Je tremble, de peur de rater cette jugulaire que je vois à peine. Mes mains sont trempées dans ces gants de latex. Il fait chaud, ça coule de mon front, dans mon dos, il doit faire 40° !

  • J’ai froid, lui dit-elle, allongée sur le carrelage.

Je pique : pas de retour sanguin. Pourtant je suis sûr d’y être.

 

Je demande une seringue et la monte sur le cathéter. J’aspire au piston tout en avançant le trocart : bingo !

Le sang reflue : j’y suis.

Je lève la tête, mon infirmière sourit : c’est gagné.

 

Enfin, non ce n’est pas gagné : on a juste une voie veineuse.

L’infirmière m’a suivi, son visage se referme.

 

  • On thrombolyse !

Elle hésite… nos regards se croisent de nouveau, elle doit y voir ma détermination !

C’est quitte ou double.

On ne fait rien : elle meurt.

On la bouge : elle meurt.

 

On la thrombolyse ! C’est la seule chance. Infime. Ce n’est écrit nulle part, aucun bouquin ne nous dit qu’on peut le faire. Alors on le fait !

 

Le temps s’égrène. Doucement.

Un quart d’heure : rien.

Deux quarts d’heure : rien.

 

Trois quarts d’heure : l’infirmière les doigts sur la radiale :

  • J’ai un pouls.

 

Je n’ose y croire.

Je vérifie.

Je confirme. : il y a un pouls radial !

 

On lance le tensiomètre : 90/55. Fréquence 110-120.

 

Alors on l’a ramenée, jusqu’au CHU !

 

Le surlendemain quand je suis revenu au SAMU, le chef m’attendait sur le pas de la porte. Visage fermé.

  • Salut, il y a quelqu’un qui t’attend.
  • Ah ! Qui ça ?
  • Entre, tu verras.

Je file dans mon bureau et je mets l’habit de lumière.

 

Quand je reviens, ils sont tous là, dans le couloir : mes confrères, les infirmiers, les assistants de régulation, notre secrétaire… et puis il y a une grosse dame, une martiniquaise, qui me saute dessus et qui me serre dans ses bras.

Pris au piège, je dois lutter pour respirer.

La dame pleure et se met à tanguer : elle me berce.

 

Derrière elle ils sont tous là à se marrer, notre secrétaire essuie une larme, une infirmière aussi.

Moi je ne pige rien !

 

Et puis la dame, dans ses pleurs, la bouche contre mon épaule, entame une litanie.

J’ai du mal à entendre, j’ai du mal à comprendre.

 

Ça dure un bon moment avant que je ne saisisse entre ses sanglots car en plus elle ajoute parfois des mots de créole.

  • Vous m’avez rendu ma fille, vous m’avez rendu ma fille…

 

Et tout à tout coup elle s’arrête, desserre son étreinte et avant que j’ai pu reprendre mon souffle elle me prend la main et file. Elle me tire si brutalement que, si je n’avais pas eu mes rangers solidement attachées aux pieds, j’aurais laissé des sabots sur place.

 

Elle file. Je flotte derrière elle. Les gens s’écartent et se retournent devant ce couple étrange : elle, tout de noir vêtu ; moi, tel un drapeau blanc flottant derrière elle.

 

On pile devant l’ascenseur, elle appuie sur le bouton et ne lâche plus l’écran au-dessus de la porte tout en s’essuyant les yeux.

Les portes s’ouvrent, elle me tire dedans, ça se referme, on monte, ça se rouvre, elle repart, mon épaule tient le coup, je flotte à nouveau.

 

Virage à droite, à gauche, une porte, une chambre, un lit, une femme dedans, la grosse dame m’y projette, la plus jeune me capture au vol !

 

Je suis couché sur elle, dans la chambre de l’hôpital, nouvelle étreinte.

L’hypoxémie me guette de nouveau.

Nouvelle berceuse, nouvelle litanie : mi-créole, mi-français.

 

C’est plus clair cette fois.

  • Vous m’avez rendu à ma fille, vous m’avez rendu à ma fille…

 

Et là je percute. Enfin. !

 

La dame sous moi, a survécu à son embolie.

La première c’est sa maman.

 

Quand elle me relâche enfin et que je peux me relever, je vois un monsieur dans le fauteuil, à côté du lit. Je le reconnais. Son visage est fermé et il ne me quitte pas des yeux : il y a plein de choses qui passent.

 

Sur ses genoux, une petite fille.

 

Je m’agenouille, nos regards, à leur tour à la bonne hauteur, se croisent. Et je lui dis :

  • Salut

 

Son visage s’éclaire, elle saute des genoux de son père, j’ouvre les bras…

 

Publiée pour la première fois sur le groupe Facebook "Perles du SAMU" le 2 novembre 2018 à 21H30.

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